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LA TRADITION SECRETE DU NO de ZEAMI













Remarques sur le théâtre NÔ


Le Nô relève-t-il du sacré et s’apparente-t-il à une cérémonie religieuse ? Cette question posée par Françoise et Marie-Paule mérite qu’on s’y arrête, même s’il est bien sûr difficile d’y répondre en quelques mots.
Le jeu hiératique des acteurs, la lenteur de leurs mouvements font penser à une cérémonie religieuse qui serait ponctuée par la musique et les chants si particuliers du théâtre Nô. À vrai dire, selon Sieffert, il s’agirait plutôt d’un « bruitage rythmé, destiné à créer l’atmosphère propice à l’évocation de tel ou tel personnage. »[…] Le symbolisme qu’exprime cette musique est certes plus difficile à admettre que celui de la danse, mais l’on ne peut goûter pleinement le nô tant que l’on résiste à l’envoûtement qu’elle provoque ».
Ce terme d’envoûtement me paraît approprié et on peut parler de surnaturel à propos du Nô. Il y est en effet souvent question d’apparitions et de songes. D’ailleurs les personnages existent-ils « vraiment » ou bien ne sont-ils que des incarnations des rêves du waki ?
On peut également remarquer que, par son austérité même et par notre incapacité à comprendre les dialogues, le Nô peut être soporifique (de l’ « aveu » même de Sieffert) et l’on pourrait presque dire qu’il nous hypnotise. Notre attention devient flottante et nous sommes ainsi enclins à imaginer…
Comme on l’a bien vu avec l’exposé de Gérard, les pièces de Nô s’articulent selon le principe du Jo, Ha et Kyû (ouverture, développement et conclusion). Or qu’en est-il de la première catégorie (Wakino) ?
« C’est la première pièce dans une journée de Nô, ou la « pièce des dieux ». Le Maeshite est souvent un dieu qui prend la forme d’un vieillard et le Nochishite est un personnage surnaturel. C’est une pièce « votive » qui prédit paix et prospérité. » (Les fleurs de Yugen, Quinzième Anniversaire du Pacte d’Amitié de Tokyo-Paris, p. 13).
De même, dans les autres catégories de pièces, on trouve des démons, des revenants, des fantômes de guerriers en proie aux remords pour le mal qu’ils ont commis. C’est alors qu’intervient le waki qui, dans bien des cas, est un moine en voyage. Celui-ci, par ses prières, réussit parfois à soulager l’âme du guerrier mort au combat.
Car il faut se rendre compte que le malheur est omniprésent dans les pièces de Nô, qu’il s’agisse de guerriers, mais aussi d’épouses ou de maîtresses délaissées, de femmes sombrant dans la folie après la mort d’un enfant ou d’un mari. Dès lors, on comprend bien la nécessité des pièces de kyogen, interludes destinés à distraire des spectacteurs mentalement « courbaturés » selon l’expression de Sieffert.
S’il fallait établir un rapprochement avec le théâtre occidental, il faudrait penser à Shakespeare et plus particulièrement à Hamlet et à Macbeth qui mêlent le drame au surnaturel (voir les sorcières dans Macbeth et le fantôme du père de Hamlet).


Je voudrais également revenir sur les notions de fleur et de Yûgen. Zeami écrit : « La fleur, l’intéressant et l’insolite, ces trois concepts relèvent d’un même esprit. ». On peut remarquer tout d’abord que Zeami manifeste une ambition limitée : il souhaite simplement que la représentation théatrale éveille l’intérêt du spectacteur. Quant au terme d’insolite, Zeami le définit en se référant à l’éclosion de la fleur. Il nous invite donc à nous étonner devant le quotidien, le banal pour découvrir ce qu’il contient d’exceptionnel. Zeami rejoint en cela l’esprit de la philosophie occidentale :
« L'étonnement est cette capacité qu'il y a à s'interroger sur une évidence aveuglante, c'est-à-dire qui nous empêche de voir et de comprendre le monde le plus immédiat. La première des évidences est qu'il y a de l'être, qu'il existe matière et monde. De cette question apparemment toute simple est née voilà des siècles en Grèce un type de réflexion qui depuis lors n'a cessé de relancer la pensée : la philosophie. » (Jeanne Hersch. L'étonnement philosophique. Une histoire de la philosophie. Gallimard. Folio).
À de nombreuses reprises, Zeami revient sur la notion de fleur. Il essaie de faire comprendre sa nature profonde qui est paradoxale, voire contradictoire. L’introduction de Sieffert est ici d’un grand secours. Il écrit (p.52) : « La fleur est un épiphénomène qui apparaît de temps à autre dans le jeu de l’acteur et qui produit chez le spectateur un plaisir indéfinissable mais certain ».
Ainsi, la fleur couronne parfois le jeu de l’acteur ; elle résulte d’une sorte d’alchimie entre l’auteur, l’acteur, le public et l’esprit du temps. Cet état particulier, fugitif, Zeami le définit par un mot, celui de concordance. Dans le livre VII, Zeami nous dit aussi (p. 104) : « La fleur n’a pas d’existence propre, elle est dans une disposition d’esprit, la semence en est le métier. »
En bon pédagogue, Zeami incite l’acteur à ne jamais se reposer sur ses lauriers afin d’éviter le piège du succès facile. À force de ténacité, la fleur devient accessible à coup sûr. « Quand vous aurez assimilé le répertoire, quand vous aurez épuisé les ressources, alors vous saurez comment ne plus perdre la fleur. » (p. 104). Et Zeami, n’hésitant pas à se répéter, complète aussitôt sa pensée : «  Connaissant tout le répertoire, possédant les ressources, comprendre l’émotion [que suscite] l’insolite, c’est cela la fleur»
Qu’en est-il maintenant de la notion de Yûgen (幽玄) ?
C’est un mot rare qui est formé de deux caractères. signifie « sombre, tranquille, retiré. Accolé au caractère Rei, il désigne un fantôme (yûrei幽霊 ). Quant au caractère Gen, il signifie « mystérieux, profond, caché ».
Zeami définit le Yûgen comme « le charme subtil, qualité indispensable à l’éclosion de la fleur ». Le point remarquable du Yûgen, c’est qu’il se manifeste uniquement dans les « pièces de femmes », sans doute en raison de la grâce qui s’exprime dans les danses et les chants.
Résumons-nous : la fleur, qui culmine dans le Yûgen, est la manifestation la plus aboutie de l’art de l’acteur de Nô. La fleur n’a pas d’existence propre, ce qui ne l’empêche pas d’exercer une influence réelle mais indéfinissable sur le spectateur qui ressent une émotion esthétique.
Insaisissable et pourtant présente sur un mode particulier, la fleur de Zeami évoque irrésistiblement la fleur de Mallarmé (dans le texte intitulé Crise de vers publié en 1893) :
« Je dis : une fleur ! et, hors de l’oubli où ma voix relègue aucun contour, en tant que quelque chose d’autre que les calices sus, musicalement se lève, idée même et suave, l’absente de tous bouquets. »
Cette affirmation de Mallarmé a fréquemment fait l’objet de commentaires. Celui de Charles Mauron, dans un livre intitulé Mallarmé l’obscur, me paraît particulièrement pertinent. Je vous en livre une partie (p. 69-70) :
« Mais lorsque Mallarmé dit « une fleur », qu’évoque-t-il ? « L’absente de tous bouquets », la fleur qu’on ne verra jamais, une fleur d’une espèce nouvelle en somme, que nos sens ne nous laissent pas connaître mais que notre esprit voit se lever du seul fait qu’il la nomme.Cette nouvelle réalité n’est pas plus simple que l’autre : elle est différente. Elle a subi une volatisation, une raréfaction extraordinaire de ses qualités sensibles. Mais en revanche, elle est devenue plus complexe, car à la place d’un seul objet, l’imagination peut évoquer vaguement mille objets possibles. Bref, l’abstraction n’est pour Mallarmé qu’un moyen nouveau de frôler le réel, de le suggérer sans le dire. D’où l’importance, dans la phrase citée plus haut, de l’adverbe « musicalement » : « Je dis une fleur, et, musicalement, se lève l’absente de tous bouquets. ». Dans une note (p. 69), Mauron précise le sens du passage obscur : « hors de l’oubli où ma voix relègue aucun contour,  » Autrement dit, le mot fleur crée une fleur évidemment absente de tous les bouquets réels, différente (voilà l’autre chose !) de tous les calices connus, et qui surgit précisément parce que, j’oublie, en sa faveur, n’importe quel contour précis. »
La phrase de Mallarmé, éclairée par le commentaire précédent, est comme un fil d’Ariane qui nous conduit sur les chemins de la philosophie occidentale. Ce thème mériterait sans doute d’être abordé mais cela nous éloignerait trop du théâtre Nô.
Didier DON