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BOTCHAN de NATSUME Sôseki




Introduction au roman


Natsume Sôseki est né en 1867 à Edo et il est mort en 1916 dans la même ville, désormais appelée Tokyo. Unanimement salué comme l’un des plus grands écrivains de son époque, Sôseki a su traduire avec une grande force les immenses bouleversements qui se sont produits pendant l’ère Meiji.
Auteur d’une dizaine de romans et nouvelles, Sôseki est particulièrement apprécié pour sa description fine et pleine d’humour de la société japonaise du début du XXème siècle qui était attirée par les sirènes de la modernité occidentale tout en restant attachée aux habitudes et aux modes de pensée du Japon d’Edo.
L’Occident est l’objet de sentiments contradictoires : tantôt admiré et envié pour sa puissance économique, militaire et scientifique, tantôt rejeté pour les dangers qu’il représente sur le plan culturel.
Pratiquement sommées de s’ouvrir à des relations diplomatiques et commerciales par le président américain Fillmore lors de la mission du commodore Perry en 1853, les autorités japonaises se sont efforcées de faire jeu égal avec l’Occident, même si elles furent contraintes, autour des années 1860, de signer avec les Américains puis avec les autres puissances occidentales des traités qui leur étaient défavorables.
Comme le remarque l’historien P.F. Souyri, « deux slogans de l’époque résument le problème. Faire du Japon « Un pays riche avec une armée forte[1] » capable de tenir enfin tête aux pays occidentaux. « Assimiler les technologies occidentales en maintenant un esprit japonais[2] », c’est-à-dire prendre aux Occidentaux ce qui fait leur force sans y laisser son âme.[3] ».
Natsume Sôseki, par sa formation même, incarne au plus haut point cette tension contradictoire qui caractérise la relation du Japon à l’égard de l’Occident. Imprégné de la civilisation japonaise sous sa forme la plus accomplie (classiques chinois et poésie traditionnelle japonaise), Sôseki poursuit à l’université des études d’anglais, langue qu’il enseigne dans un collège en 1895. D’octobre 1902 à janvier 1903, il bénéficie d’une bourse du gouvernement japonais pour parfaire sa connaissance de la langue en Angleterre. « Les deux années que j’ai passées à Londres furent les plus désagréables de ma vie. Je vivais misérablement parmi les gentlemen anglais comme un chien dans une meute de loups. » Tel est le jugement qu’il porte en 1907 dans la préface à Une théorie de la littérature (文学論)[4] ». À son retour de Londres, il est nommé professeur de littérature anglaise à l’université de Tokyo et il publie en 1905 Je suis un chat qui le rend célèbre. L’année suivante, il publie Botchan qui remporte également un franc succès. En 1907, il quitte l’université et devient feuilletoniste pour le journal Asahi. Il se consacrera entièrement à l’écriture pendant les dernières années de sa vie.
Botchan est un roman d’apprentissage ou pour reprendre l’expression allemande, un « BildungsRoman ». S’appuyant sur son expérience de professeur d’anglais dans un collège de l’île de Shikoku, Sôseki raconte l’histoire d’un jeune homme, Botchan, qui s’engage dans la vie active, une fois obtenu son diplôme de sciences physiques. Il devient professeur de mathématique, métier auquel rien ne le destinait. Qui plus est, il part pour la province et change ainsi radicalement de vie, abandonnant le cocon qu’il s’était construit à Tokyo.
Il s’ensuit une succession d’ « aventures » dont l’origine et le dénouement sont largement tributaires de sa personnalité. Son manque d’expérience professionnelle et son tempérament foncièrement impulsif et naïf le placent dans des situations difficiles dont il se sort en prenant quelques coups (au sens propre et au sens figuré). Ces diverses épreuves le laissent perplexe et le font gagner en maturité à tel point qu’il déclare :
« Depuis ma naissance je suis de nature insouciante et quoi qu’il puisse m’arriver, je ne m’en affecte pas – je me contente de vivre au jour le jour. Il en était ainsi jusqu’à présent mais voici un mois ou peut-être moins que je suis ici, et le monde commence à m’apparaître soudain comme un séjour dangereux. Non pas que des événements particuliers me soient arrivés mais j’ai l’impression que c’est comme si j’avais pris d’un coup cinq ou six ans. ».[5]
Botchan se trouve en quelque sorte déboussolé car il prend souvent pour argent comptant les sollicitudes et manifestations d’amitié qui relèvent d’un pur jeu social. Allant ainsi de déconvenue en déconvenue, il évolue avec une vigueur maladroite dans un monde qui lui apparaît étrange car, comme il le dit lui-même (p. 139), « tant que je ne sais pas ce qui est blanc et ce qui est noir, je ne peux me décider à prendre parti ».
Guidé par une volonté morale très stricte, Botchan divise en effet le monde entre bons et méchants, chacun étant évalué en fonction de sa sincérité, de sa franchise et de sa recherche de solutions justes. Or une telle conception du monde s’accommode mal de l’hypocrisie et des calculs égoïstes de son entourage. Il établit ainsi une sorte de classement moral des uns et des autres, ce qui le conduit à placer sa nourrice Kiyo, son collègue Porc-Épic et lui-même au-dessus de son directeur et de son sous-directeur dont les comportements sont particulièrement machiavéliques.
Et Botchan tombe immanquablement dans chacun des pièges qu’on lui tend, ce qui le remplit d’amertume. « Peut-être que le monde n’est peuplé que de charlatans qui ont une seule idée en tête : se tromper mutuellement. J’étais écœuré » (p. 132). On ne peut s’empêcher de penser alors au personnage d’Alceste dans le Misanthrope (人間嫌い)[6] de Molière :
« Je veux qu'on soit sincère, et qu'en homme d'honneur,
On ne lâche aucun mot qui ne parte du cœur » (acte 1, scène 1).
Ou bien encore plus loin dans la même scène :
« Non, vous dis-je, on devrait châtier, sans pitié,
Ce commerce honteux de semblants d'amitié.
Je veux que l'on soit homme, et qu'en toute rencontre
Le fond de notre cœur dans nos discours se montre,
Que ce soit lui qui parle, et que nos sentiments
Ne se masquent jamais sous de vains compliments. ».
Par ses maladresses, ses excès, ses qualités (ou défauts) de franchise et de simplicité, Botchan jour le rôle d’un révélateur, au sens photographique du terme : il rend visible l’image sous-jacente et met à nu le fonctionnent d’une petite communauté humaine dans le Japon du début du XXème siècle. Il manifeste le divorce entre l’être et le paraître, dans la lignée des thèses exprimées par Rousseau dans son Discours sur les Sciences et les Arts de 1750.
« On n’ose plus paraître ce qu’on est ; […] Plus d’amitiés sincères, plus d’estime réelle ; plus de confiance fondée. Les soupçons, les ombrages, les craintes, la froideur, la réserve, la haine, la trahison se cacheront sous ce voile uniforme et perfide de politesse, sous cette urbanité si vantée que nous devons aux lumières de notre siècle[7]. ».
Dans un ouvrage intitulé Esprit, maximes et principes (1764), Rousseau enfonce en quelque sorte le clou, en parlant cette fois de bienséance, comme s’il ne distinguait pas vraiment l’une de l’autre : « La bienséance n’est que le masque du vice : où la vertu règne, elle est inutile[8]. »
Politesse, bienséance, ces notions méritent d’être sommairement définies dans un contexte français et japonais.
La bienséance est essentielle dans la France du XVIIème siècle. Elle désigne un ensemble de règles correspondant à l’éthique de la Cour et elle suppose le respect scrupuleux d’usages précis tant du point de vue du contenu des discours à tenir que de la forme qu’ils doivent adopter. Ils se confondent alors avec l’étiquette, comme on peut le voir dans plusieurs pièces de Molière qui dénonce, à maintes reprises, les faux-semblants de la bienséance par la bouche de certains de ses personnages comme Alceste. Celui-ci n’y voit que pure hypocrisie et  lui préfère l’expression sincère des sentiments.
Philinte, l’ami d’Alceste, pointe les profondes perturbations sociales qu’entraînerait le renoncement à la politesse ou plus exactement à la bienséance :
Philinte
Il est bien des endroits où la pleine franchise
Deviendrait ridicule et serait peu permise ;
Et parfois, n'en déplaise à votre austère honneur,
Il est bon de cacher ce qu'on a dans le cœur.
Serait-il à propos et de la bienséance
De dire à mille gens tout ce que d’eux on pense ?
Et quand on a quelqu’un qu’on hait ou qui déplaît,
Lui doit-on déclarer la chose comme elle est ?
Alceste
Oui.
Philinte
Quoi ? Vous iriez dire à la vieille Émilie
Qu’à son âge il sied mal de faire la jolie,
Et que le blanc qu’elle a scandalise chacun ?
Alceste
Sans doute.
Philinte
À Dorilas, qu’il est trop importun,
Et qu’il n’est, à la cour, oreille qu’il ne lasse
À conter sa bravoure et l’éclat de sa race ?
Alceste
Fort bien.
Philinte
Vous vous moquez.
Alceste
Je ne me moque point…
(Acte 1, scène 1).
Il n’existe pas dans le roman de Sôseki de personnage qui, comme Philinte, tenterait de ramener Botchan à la raison en lui montrant l’impasse d’une franchise sans limite. Comment dès lors échapper à l’hypocrisie inhérente aux relations humaines ? Botchan envisage une solution pour le moins surprenante !
« Quelqu’un vous demande pardon et dit qu’il est désolé, mais si vous prenez au sérieux ses excuses, ne va-t-il pas vous traiter comme un jobard ? Il vaut beaucoup mieux penser qu’il ne s’excuse que pour la forme et que vous, de même, ne lui accorder qu’un pardon de façade. Si vous désirez le faire accéder à un véritable repentir, la seule méthode est de le battre jusqu’à ce qu’il exprime un véritable repentir. » (p. 197).
La violence physique, sous une forme en quelque sorte autorégulée, est d’ailleurs bien présente dans le roman : bagarres entre les élèves de l’École normale et ceux du collège ; correction infligée par Porc-Épic et Botchan au directeur et au directeur adjoint. Dans le cas des élèves des deux établissements, la bagarre qui les oppose s’explique sans doute par l’accumulation des frustrations qui résultent des contraintes très pesantes de leur vie scolaire. Sôseki se montre très critique vis-à-vis des élèves dont il condamne l’insolence et la grossièreté par la bouche de Porc-Épic mais en même temps, il dénonce leurs mauvaises conditions de vie : nourriture détestable et manque de liberté.
Quant à Botchan, il se déclare « plutôt friand de bagarre » (p. 199) et il considère qu’elle peut être en quelque sorte légitime. « Même pour des questions personnelles, il faut recourir à la force. » dit-il à propos de Chemise Rouge (p. 223). La violence libère Porc-Épic et Botchan du ressentiment qu’ils éprouvent à l’encontre de Chemise-Rouge et du Bouffon ; elle constitue une forme de châtiment, Botchan se faisant « l’instrument de la justice divine » (p. 229), pour reprendre l’expression ironique de Sôseki.
Toutefois, le recours à la force signe l’échec d’une relation policée entre les individus, même si, dans le cas de Chemise-Rouge, elle revêt un caractère presque sympathique car on ne peut que se réjouir de voir que le méchant a été rossé comme dans les contes pour enfants.
Mais revenons à la question de la politesse dans le contexte japonais en nous appuyant sommairement sur le très bon article de Joy Hendry dans le Dictionnaire de la civilisation japonaise[9] parue chez Hazan.
La politesse trouve ses racines dans la tradition confucianiste ; elle exprime le souci des autres et tient compte des relations hiérarchiques entre les personnes. Elle se manifeste traditionnellement par le respect scrupuleux des règles de l’étiquette et rejoint la notion de tatemae (建前) qui désigne l’ensemble des comportements ou des opinions que l’on se doit d’exprimer dans des circonstances données en fonction de sa position sociale. Elle s’oppose aux sentiments et désirs profonds (honne 本音) que chacun ressent et qu’il se garde bien d’exprimer en public.
On retrouve ainsi, au Japon comme en France, une opposition entre le paraître –tatemae ou bienséance – et le sentiment authentique – honne. Force est de constater toutefois qu’en français, aucun terme spécifique n’existe.
Le respect des règles de politesse, le poids des conventions ont bien sûr toujours cours en Occident mais avec probablement une moins grande force qu’au Japon, où elles provoquent des tensions souvent terribles sur les individus. Telle est l’analyse de l’écrivain Ryu MURAKAMI dans un article du Financial Times qui est en grande partie traduit dans les pages suivantes :



« La réalité sous-jacente[10] »

Ryu Murakami, dont les sombres romans débordent de brutalité, parle avec David Pilling du sentiment sous-jacent de rage qui marque la société japonaise.

En juin 2008, un dimanche après-midi, Tomohiro Kato, jeune intérimaire âgé de 25 ans qui travaillait comme intérimaire dans une usine de pièces automobiles, fonçait au volant d’un camion de deux tonnes dans une foule qui se trouvait à Akihabara, sorte de pays des merveilles éclairé par des néons situé en plein centre de Tokyo, et rempli de magasins de gadgets électroniques, de mangas et de bandes dessinées. Le choc initial causa la mort de trois personnes. Kato sauta alors du camion et commença à poignarder au hasard les personnes qui se trouvaient là. Il tua ainsi quatre personnes et en blessa sept autres. Il indiqua plus tard à la police qu’il ne voulait tuer personne en particulier. N’importe qui aurait fait l’affaire. Kato avait posté un message sur Internet platement intitulé : « Je vais tuer des personnes à Akihabara. ». Il précisait que son attaque était imminente et détaillait ce qu’il comptait faire. Dans plusieurs messages rédigés plusieurs mois mais aussi quelques heures avant l’attaque, il indiquait qu’il se sentait moche et qu’il n’avait pas de petite amie. Il se plaignait aussi de ce qu’il s’était disputé sur son lieu de travail. Ses parents aisés lui avaient donné une éducation stricte et ils étaient profondément déçus par ses résultats médiocres au lycée. Il affirmait aussi : « Je n’ai pas un seul ami et je n’en aurai pas…je ne suis même pas du niveau des ordures, car au moins, les ordures, on peut les recycler. ». Son dernier message a été posté environ vingt minutes avant le déchaînement de violence meurtrière. Il disait simplement : « Le moment est arrivé. »
Rage. Violence. Bouillonnement de ressentiment sous l’eau dormante. Là s’étend le territoire de Ryu Murakami, l’un des plus célèbres romanciers japonais. Les protagonistes des romans de Murakami sont des jeunes qui commettent des actes de violence ordinaire ou des marginaux indifférents aux normes sociales de la société japonaise. Certains sont isolés sur un plan psychologique, comme l’anti-héros du roman Piercing (ピアッシング), publié en 1994, qui, un pic à glace à la main, se tient au-dessus du berceau de sa fille et se demande ce qui passerait s’il la tuait. D’autres protagonistes sont des rebelles qui défendent parfois une cause. L’un garde un crocodile dans son appartement de Tokyo. Un autre utilise des insectes vénimeux comme une arme. Les héros de Murakami, qui éveillent en général un vague sentiment de sympathie, sont la plupart du temps dépourvus d’une grande épaisseur psychologique même s’ils ont souvent souffert pendant leur enfance de maltraitance ou de détresse sociale. Les romans de Murakami ont quelque chose en commun avec la violence de pacotille et les scènes de sexe explicites des dessins animés japonais qui présentent des visions de sang et de sperme.
Le Japon est l’un des pays les plus sûrs au monde en dehors des romans de Murakami. Il se produit 10 fois plus de meutres aux États-Unis qu’au Japon, et 36 fois plus de vols. On ne se demande pratiquement jamais s’il est dangereux de marcher la nuit dans tel ou tel quartier et l’on est pratiquement assuré d’une sécurité totale.
La société japonaise est d’une extrême courtoisie, du moins en surface. Sous le vernis des apparences, des remarques subtiles ou des actes à peine perceptibles peuvent être aussi tranchants que dans les salons des romans de Jane Austen. Presque tous les aspects de la vie quotidienne obéissent à des codes stricts qui définissent la façon appropriée de se comporter. On ne trouve pratiquement aucun détritus sur la voie publique et les gens n’utilisent pas leur téléphone mobile dans les transports en commun. Dans les avions, certains Japonais s’excusent auprès de la personne placée derrière eux et ils font un léger salut lorsqu’ils inclinent leur siège.
Il arrive toutefois que certaines personnes craquent.
Dans les romans de Murakami, on trouve aussi beaucoup de personnages qui explosent facilement. Murakami a 61 ans ; il a grandi à Sasebo près de Nagasaki et il est brusquement apparu dans la conscience littéraire des Japonais avec le roman Bleu presque transparent quand il avait autour de 25 ans. Ce roman parle de jeunes drogués et il repose plus ou moins sur l’expérience de l’auteur. En 1976, son livre a obtenu le prestigieux prix littéraire Akutagawa et il s’est vendu à plusieurs millions d’exemplaires.[…]
J’ai commencé par lui demander pourquoi ses livres parlent tellement de violence dans un Japon qui connaît une situation de paix. Plutôt que de bouillir de rage, les Japonais se révèlent bizarrement passifs.
« C’est exact. Il y a peu de violence au Japon par rapport à d’autres lieux comme le Moyen-Orient. On ne voit pas non plus beaucoup de manifestations comme en Europe, » et Murakami ajoute : « Beaucoup de Japonais sont mécontents et frustrés, mais ils ont du mal à exprimer leurs sentiments, ce qui les amène à se couper des autres. Et comme leur colère est rentrée, ils deviennent instables.
La rage est importante. Elle est même une composante essentielle de mes romans. Mais on peut être en colère et lancer un cocktail Molotov dans la rue, sans pour autant changer quoi que ce soit. Il est très difficile pour les jeunes de savoir vers quoi diriger leur colère. […]



[1] 富国強兵
[2] 和魂洋才
[3] SOUYRI Pierre-François, 2008, La révolution Meiji. L’Histoire, Le Japon Des samouraïs aux mangas, juillet-août 2008, numéro spécial, n°333, p.61.
[4] En ligne http://www.library.tohoku.ac.jp/collect/soseki/eikoku.html
[5] SÔSEKI Natsumé. 2012. Botchan (H. Morita, Trad.) Paris : Éditions du Rocher. p. 152.
[6] En ligne http://www.bacdefrancais.net/mis.html

[7] Jean-Jacques Rousseau. Discours sur les sciences et les arts, Du Contrat Social et autres écrits politiques. Paris : Garnier Frères, (1750) 1975, p. 5.
[8] En ligne https://www.archive.org/stream/oeuvrescompletes36rous/oeuvrescompletes36rous_djvu.txt
[9] Hendry J. (1994) La politesse. Dictionnaire de la civilisation japonaise. Paris : Hazan. 1994. La politesse. p. 411/413.
[10] David Pilling. 28/29 septembre 2013. What lies beneath. Financial Times. Life and Arts. p.19.

LE CRIME DE HAN de SHIGA Naoya












Quelques remarques en guise d’introduction à SHIGA Naoya

Le prochain cercle de lecture aura lieu le jeudi 17 janvier 2013 (de 10 h. à 11 h.30) et nous y parlerons d’une nouvelle généralement connue en français sous le titre Le crime de Han (范の犯罪). Elle date de 1913 et son auteur, SHIGA Naoya (賀直哉) fut actif sur le plan littéraire pendant la première moitié du XXème siècle. Cet écrivain passe pour un maître de la nouvelle qui constitue l’essentiel de son œuvre. Il a également écrit un long et unique roman traduit sous le titre Errances dans la nuit ((暗夜行路), auquel il accordait une grande importance.
Dans l’ensemble de son œuvre, SHIGA Naoya est particulièrement attentif aux fluctuations des sentiments et aux états d’âme de ses personnages qui mènent souvent des vies sans grand relief. Ces « récits de soi » ou « récits du je » (私小説) sont l’occasion pour l’écrivain de tirer des enseignements philosophiques ou moraux d’événements d’ordre privé.
Le crime de Han n’est pas un récit à la première personne et, une fois n’est pas coutume, les événements qui y sont décrits sont d’une importance tragique. Il y est en effet question de la mort d’une artiste de cirque.
Les premières lignes de la nouvelle sont d’une concision remarquable. SHIGA Naoya va directement à l’essentiel dans un style qui frappe par sa froideur administrative. Un lanceur de couteaux a tué sa partenaire en plein spectacle. Il est immédiatement arrêté.
Le deuxième paragraphe plante le décor : des centaines de spectateurs qui sont autant de témoins ont assisté à la mort de l’épouse de Han et pourtant aucun d’entre eux n’est véritablement en mesure de dire ce qui s’est véritablement passé. S‘agit-il d’un meurtre ou d’un accident ?
Telle est la question qui se pose au personnage du juge. Nous tenterons également d’y répondre, en tant que lecteurs, lors de notre prochaine rencontre du 17 janvier.
Bonne lecture !

Bibliographie sommaire des traductions de SHIGA Naoya en français

L’introduction de SHIGA Naoya en France s’est faite en différentes étapes. Plusieurs traductions françaises de ses nouvelles sont parues dans des revues littéraires entre les années 1920 et 1940 ; elles sont plus ou moins contemporaines de la parution des œuvres de SHIGA Naoya. Ainsi, la première traduction française du Crime de Han paraît en 1926 chez l’éditeur G. Van Oest. Notons que cette nouvelle est alors traduite sous le titre Le crime du jongleur.
Il faut ensuite attendre 1970 pour que Marabout publie en français Le samouraï, important recueil de nouvelles de SHIGA Naoya. Le crime de Han est du nombre. En 1984 paraissent Neuf nouvelles japonaises chez l’éditeur Le calligraphe. Cet ouvrage reprend la première traduction de 1926.
Dans les années 1990, SHIGA Naoya suscite à nouveau l’intérêt de plusieurs éditeurs qui publient des traductions de ses nouvelles dans des anthologies de littérature japonaises. Mais ce sont souvent les mêmes nouvelles qui sont traduites.
Saluons enfin la traduction chez Gallimard en 2008 du grand roman de SHIGA Naoya An.ya kôro (暗夜行路) sous le titre Errances dans la nuit. On peut remarquer qu’en 1976, ce livre a été traduit en anglais sous le titre A dark night’s passing et que la bibliothèque Nucéra en possède un exemplaire tiré du fonds Kawabata.
Comme vous pouvez le constater, il est difficile de se faire une idée d’ensemble de SHIGA Naoya tant son œuvre est limitée en français. C’est pourquoi je vous recommande la lecture de l’article correspondant tiré du Dictionnaire de la littérature japonaise (voir le document joint).
Voici les principales traductions de SHIGA Naoya en français :

·         Le samouraï. 1970. Marabout. [Poche]. Traducteur Marc Mécréant. Épuisé.
·         Neuf nouvelles japonaises. 1984. Editions Le calligraphe, comprenant Le crime de Han (sous le titre Le crime du jongleur). Traducteur Serge Elisséev. Disponible à la bibliothèque Nucéra.
·         Le séjour à Kinosaki suivi de la nouvelle Le crime de Han. Arfuyen éditeur. 1996. Traduction de Marc Mécréant. Disponible à la bibliothèque Nucéra.
·         À Kinosaki, dans Anthologie de nouvelles japonaises tome I. Gallimard, 1986. Disponible à la bibliothèque Nucéra.
·         L'artiste et Le crime de Han dans L'iris fou. Stock. 1997. Épuisé
·         À Kinosaki. Recueil de nouvelles de SHIGA Naoya. 1998. Picquier éditeur. Comprend entre autres Le crime de Han, Le séjour à Kinosaki, Le Dieu de l'apprenti. Épuisé.
·         Le Rasoir, dans Anthologie de nouvelles japonaises tome I. 1998. Épuisé.
·         La Lune grise dans Anthologie de nouvelles japonaises tome II. 1998. Picquier éditeur. Épuisé.
·         Errances dans la nuit. Gallimard, 2008, traduction de Marc Mécréant.

COMPTE RENDU DU CERCLE DE LECTURE SUR SHIGA NAOYA

Le cercle de lecture du 17 janvier 2013 portait sur la nouvelle de SHIGA Naoya intitulée « Le crime de Han ». Si l’on osait utiliser une expression galvaudée, on pourrait dire qu'elle n’a laissé personne indifférent.
Nous avons tous en effet endossé le rôle de jurés d’assises, ce qui nous a amenés à analyser les paroles de l’accusé, à tenter de cerner la vérité du personnage en soupesant ses actes et ses désirs.
Il est vrai que l’absolue sincérité de Han nous a paradoxalement compliqué la tâche. À l’opposé de Landru qui, dit-on, avait dit au pied de l’échafaud : « N’avouez jamais », Han adopte une stratégie de défense particulièrement risquée puisqu’il admet d’emblée ce qui devrait logiquement le conduire en prison : il a rêvé d’assassiner son épouse car il pense que l’enfant né huit mois après son mariage n’est pas de lui mais de son cousin dont il était très proche. D'où le sentiment de jalousie de Han, doublé d’une haine farouche envers sa femme dont il ne peut se libérer.
Han est en effet prisonnier : il est incapable de vivre avec sa femme et en même temps, il ne peut la quitter car il se sent lié à elle par une obligation morale très forte qui, au premier abord, devrait susciter un certain respect. En réalité il n’en est rien car, selon le dire de Han, c’est la faiblesse de son caractère qui l’a empêché de quitter sa femme. Bien plus ! Il avoue spontanément que c’est par ruse qu'il s'est agenouillé et a fait semblant de prier juste après avoir tué sa femme.
Bref, chargeant lui-même la barque de sa culpabilité, Han est sur le point de signer sa propre condamnation. Or, par un retournement proprement extraordinaire, c’est précisément parce qu’il s'est mis ainsi en danger que l'on peut accorder crédit à l’idée qu’il a agi dans un état second. Han n’était pas lui-même au moment du lancer du couteau fatidique et lorsqu'il réfléchit calmement le lendemain à cet événement tragique, il se demande s'il a prémédité son geste et en arrive à la conclusion qu'il est incapable de répondre.
Il faut bien reconnaître que ce coupable en puissance a le don d’embarrasser ses juges car enfin, s’il était arrivé à la conclusion, improbable, qu’il avait assassiné sa femme, l’affaire était réglée et, à l’inverse, s’il avait défendu mordicus l’idée de l'accident, nous aurions beau jeu de mettre en doute sa parole, quitte à lui reconnaître des circonstances atténuantes.
En somme, Han nous renvoie la question de la responsabilité de nos actes et nous amène ainsi à réfléchir sur la notion de préméditation.
Que dit le droit pénal (article 132-72) ? : « La préméditation est le dessein réfléchi, formé avant l’action de commettre un crime ou un délit déterminé ». Han affirme qu’au moment fatidique, il a eu « comme un étourdissement » (p.48). Il a ensuite lancé le couteau « au jugé, dans le noir pour ainsi dire » (p. 48). Il déclare ensuite au juge : « J’ai pensé : ça y est ! Je l'ai tué ! (p. 48) […] « je n’avais plus la tête à moi. » (p. 49).
Han a donc été emporté par une lame de fond, expression de son désir de vivre pleinement sa vie, qui l’a conduit à planter son couteau, sans coup férir, dans la gorge de son épouse.
Ces questions ont été largement débattues par les participants au cercle de lecture et la balance de la justice a penché tantôt du côté de l’acquittement pur et simple tantôt du côté de la condamnation au gré des arguments avancés par les uns et les autres.
La position du juge a été comprise et même renforcée par l’argument suivant : il est bien connu que les artistes de cirque, comme les acrobates, les dompteurs ou les jongleurs, sont confrontés au risque de la mort et on ne peut leur tenir grief des erreurs commises. Comme le dit le directeur du cirque : « Car si, pour s’exécuter ainsi, à une distance de quatre mètres, cet exercice est avant tout affaire de virtuosité et de sens en quelque sorte intuitif, on ne saurait prétendre pour autant que l’opération se déroule avec la sûreté infaillible d’une mécanique… » (p. 38).
À l’opposé, la réflexion bute obstinément sur le fait que Han a ressenti de la joie après la mort de sa femme. Et précisément, on ne peut tirer un trait sur le fait qu'une femme a perdu la vie et que la responsabilité de Han est engagée quand bien même il n’aurait pas agi en pleine conscience. Chacun n’est-il pas comptable de ses actes, fussent-ils accomplis sous le coup de la passion ou d'erreurs de jugement ?
À défaut d’être tranché, le débat a permis l’échange d’arguments détaillés.

Quelques remarques sur la question des traductions

Les hasards de l’édition sont tels qu’il y a eu quatre traductions du « Crime de Han » (voir la partie « Bibliographie sommaire des traductions de SHIGA Naoya en français » dans le document Quelques remarques en guise d’introduction à SHIGA Naoya).
Nous avions à notre disposition la traduction de Serge Élisseeff et celle de Marc Mécréant, qui est le principal traducteur de SHIGA en France, et la comparaison de ces deux écrits a été féconde.
Elle nous a permis de découvrir – ou de confirmer – le fait que nous lisons un auteur étranger par l’entremise d’un traducteur qui, inévitablement, impose ses choix linguistiques et sémantiques. En outre, il se trouve que la traduction d'Élisseeff date de 1926 (près d'un siècle !), ce qui apparaît dans l’emploi de certaines formes surannées. Ainsi, Élisseeff écrit : « Si elle avait voulu se séparer de Fan et était rentrée chez elle, il est bien probable qu’elle n’aurait pas trouvé d’homme qui eût confiance en elle. »(p. 11). Quant à M. Mécréant, il opte pour un style plus direct, proche du langage parlé : "Quitter Han et retourner là-bas ? Elle n'y aurait sans doute pas trouvé d'homme pour l'épouser, » (p.40). L’aspect daté de la traduction de S. Élisseeff se manifeste également par le fait qu’il insère des notes de bas de page (p. 7, 8 et 12) qui, pour certaines, relèvent de la critique littéraire. Or ce type de remarque n’a plus sa place dans les traductions contemporaines car elles « cassent » en quelque sorte le « rythme » de la lecture.
Sur certains points les différences entre les deux traductions sont patentes. Ainsi pour le passage suivant : « また働くにしても足が小さくて駄目だからです » (p. 97, ligne 7), M. Mécréant traduit par ces termes : « Et puis pour travailler, elle avait les jambes trop courtes » (p. 44). Quant à S. Élisseeff, il écrit : « et, pour travailler, elle avait de trop petits pieds. » (p. 16). C’est cette dernière traduction qui est la bonne, la femme de Han ayant probablement eu les pieds bandés en raison de ses origines chinoises. L’erreur de M. Mécréant vient du fait que le terme (ashi) signifie tantôt le pied tantôt la jambe ou la patte, seul le contexte, ou à défaut une « écoute japonaise », permettant de distinguer l’un de l’autre.
Le cas suivant est intéressant car il montre comment le choix d’un terme peut révéler la réponse du traducteur à la question qui taraude le lecteur : s’agit-il d'un accident ou d’un acte prémédité ?
Le passage « 賢しそうな男だった »  (p. 94, ligne 11) est traduit par S. Élisseeff de la façon suivante : « C'était un homme d'aspect rusé » (p. 13), ce qui prive Han de l'auréole de sincérité attachée à de sa déposition. À l'inverse, M. Mécréant choisit, à juste titre, un terme neutre : « Han, pâle, les traits tirés, avait un air intelligent » (p. 42).
D’autres passages sont rendus de façon sensiblement différente par les deux traducteurs, comme le révèle l’exemple suivant. Ainsi à la question du juge : « Mais enfin, qu’est-ce qui t’a fait penser que tu l'avais fait exprès ? », Han répond (dans la traduction de M. Mécréant) : « L’idée que je n’avais pas ma tête à moi. » (p. 49). La traduction de S. Élisseeff est la suivante : « C‘est mon âme qui a perdu son équilibre » alors que dans une traduction proche de l’original (impossible à conserver bien sûr), Han précise qu'il a perdu son cœur : 私の度を失なった心です(p. 104 l. 10).
Ces quelques remarques montrent à quel point la traduction est une tâche difficile. Le lecteur doit ainsi garder à l’esprit que l’accès à la littérature étrangère passe par le prisme de la traduction, le traducteur devenant en quelque sorte le co-auteur méconnu de l'œuvre traduite.