Pages

MANUSCRIT ZÉRO de Yoko OGAWA






PRÉSENTATION DE LA NOUVELLE



Née en 1962, Yoko OGAWA est un écrivain prolifique qui fut salué par la critique dès la publication de sa première nouvelle (La désagrégation du papillon) en 1988. En 1991, elle obtint le prix AKUTAGAWA qui confirme sa place d’écrivain et lui assure une grande notoriété. Son œuvre est traduite dans plusieurs langues et elle est publiée en France chez ACTES SUD.
Critiques et lecteurs s’accordent en général pour apprécier en elle la grande précision de sa langue, l’originalité de ses intrigues et la finesse de ses analyses psychologiques.
OGAWA fait preuve d’une connaissance intime des sujets qu’elle aborde sans pour autant verser dans l’érudition. Par petites touches discrètes, elle donne des détails connus des seuls spécialistes. Elle se fait ainsi factrice de clavecin dans Les tendres plaintes et mathématicienne avec La formule préférée du professeur.
Cet auteur noue souvent des intrigues où ses personnages sont comme pris dans les fils d’une toile d’araignée. Animés de sentiments contradictoires et conscients des dangers qui les guettent, ils s’enferrent dans des situations souvent inextricables. D’où l’impression de malaise que l’on ressent souvent à la lecture de nombre de ses écrits. OGAWA excelle également à rapporter avec une grande précision des faits ou des phénomènes surprenants de sorte que l’on se demande souvent s’ils existent vraiment ou s’ils sont le fruit de son imagination. Il en résulte un sentiment de perplexité qui vient augmenter le plaisir de la lecture.
La première nouvelle du Manuscrit zéro dont nous parlerons à notre prochaine rencontre du 18 septembre 2012 pourrait s’intituler Les mousses. Elle fait partie d’un ensemble de récits réunis sous le titre français de Manuscrit zéro, qui est une simplification du titre originel 原稿ゼロ枚日記 (Genkô Zeromai Nikki). Celui-ci signifie : « Journal sous la forme d'un manuscrit zéro » mais il est évident qu'un tel titre ne passe pas et Rose-Marie MAKINO, qui signe une traduction remarquable, a choisi de privilégier l’idée d’un manuscrit de base de sorte que le lecteur français, à la lecture du livre, découvrira de lui-même qu'il s'agit d'un journal. Pour être plus précis, il s’agit des fragments d’un journal autobiographique tenu par un écrivain qui raconte certains événements de sa vie. Ceux-ci se déroulent tout au long d'une année et sont rapportés sans que l'on ait des informations précises sur le lieu ou le temps de la narration. Par exemple, la première nouvelle se passe en septembre (un vendredi) et la dernière se passe en août (un mardi).
Cette chronologie approximative conforte l’idée de notes manuscrites écrites sur un cahier d’écolier et destinées à être publiées après un travail de réécriture de la narratrice. D’ailleurs, certaines notes dépourvues d’intérêt (page 145) seraient sans doute supprimées du manuscrit définitif, ce qui montre bien que nous avons à faire un manuscrit brut.
Cette ébauche de journal est toutefois un document d’une écriture et d’une construction très élaborées dont on peut essayer de dégager le fil conducteur, au-delà de la diversité des récits qui le composent. Pour cela, nous pouvons nous appuyer sur la remarque même de la narratrice : « Même s’il s’agit d’un roman écrit en dépit du bon sens, il y a toujours un plan inconscient de l’auteur, et les faits qui se sont produits à T, alors que presque tous étaient le fruit du hasard, furent en même temps le résultat auquel a conduit une intention délibérée. » (p.220).
L’un des thèmes majeurs développé dans le livre est celui de l’identité. Il sous-tend plusieurs nouvelles même s’il n’est pas traité en tant que tel. Ainsi, dans les Mousses, le récit d’une dégustation culinaire un peu particulière fait vaciller les certitudes de la narratrice et lui fait prendre conscience de la porosité des frontières entre le végétal, l'animal et l'humain qui se trouve également partie prenante du cosmos.
À la question aux résonances métaphysiques « Qui suis-je vraiment ? » succèdent d’autres questions qui relèvent de la comédie sociale : « Et si pendant quelques heures, j’étais quelqu’un d’autre ? »
OGAWA dresse alors le portrait des usurpateurs d’identité que sont les pilleurs de cocktails, les pilleurs de fêtes sportives et les pilleurs de salles de nouveau-nés. Au prix de stratagèmes dérisoires, les femmes qu'elles qualifient ainsi tirent un grand plaisir à contempler les nouveau-nés dans les maternités.
Ce thème de l’identité rejoint celui de la plus tendre enfance. L’auteur s’étonne devant les bébés tout petits. « Cette chose naturelle me paraît mystérieuse » (p. 172) et plus loin, elle écrit : Je finis par ne plus croire que les bébés sont des êtres humains, au même titre que moi, que moi-même autrefois, j'ai été une créature portant le nom de bébé ». Ce sentiment d’étrangeté ressenti devant les nouveau-nés, la narratrice l'éprouve également lors d'une visite à sa mère âgée, hospitalisée en raison d’une maladie dégénérative qui lui fait peu à peu perdre l’usage de la parole. L’auteur marque ainsi les deux bornes de la vie, celle d’une prime enfance sans parole dont nous ne conservons aucun souvenir, et celle d’une vieillesse qui sombre peu à peu dans le silence. Ne réduisons toutefois pas Ogawa à cette vision sombre de l’existence, car elle célèbre également l’énergie et la vitalité extraordinaires des enfants lors de leur participation au sumo des pleurs.
Pour apporter de l’eau au moulin de nos discussions en particulier à propos des Mousses, je joins deux documents très différents que vous trouverez ci-dessous. Le premier date de 1769 et il est extrait d’un dialogue philosophique intitulé Le rêve de d'Alembert dont l’auteur est le philosophe des Lumières Denis DIDEROT. Le deuxième a été écrit par un astrophysicien américain d’origine vietnamienne, qui porte le nom de TRINH XUAN THUAN. Ce savant reconnu fait un rapprochement entre les visions scientifiques et bouddhiques du réel. Enfin, si vous voulez approfondir le sujet, vous pouvez télécharger le livret d’initiation à la bryologie (branche de botanique traitant des mousses) qui est publié par le Muséum national d’Histoire naturelle. C’est un document très clair qui comprend de nombreuses illustrations.
Bonne lecture et à bientôt !

Didier DON

Extrait tiré du livre Le Rêve de d’Alembert de Denis DIDEROT
La version complète du Rêve de d'Alembert est disponible sur le site très complet http://classiques.uqac.ca/classiques/Diderot_denis/d_Alembert/d_alembert_2_reve/reve_d_alembert.html
p.26
Tout est en un flux perpétuel… Tout animal est plus ou moins homme ; tout minéral est plus ou moins plante ; toute plante est plus ou moins animal. Il n’y a rien de précis en nature… Le ruban du père Castel1… Oui, père Castel, c’est votre ruban et ce n’est que cela. Toute chose est plus ou moins une chose quelconque, plus ou moins terre, plus ou moins eau, plus ou moins air, plus ou moins feu ; plus ou moins d’un règne ou d’un autre… Donc rien n’est de l’essence d’un être particulier… Non, sans doute, puisqu’il n’y a aucune qualité dont aucun être ne soit participant… et que c’est le rapport plus ou moins grand de cette qualité qui nous la fait attribuer à un être exclusivement à un autre… Et vous parlez d’individus, pauvres philosophes ! laissez là vos individus ; répondez-moi. Y a-t-il un atome en nature rigoureusement semblable à un autre atome ?… Non… Ne convenez-vous pas que tout tient en nature et qu’il est impossible qu’il y ait un vide dans la chaîne ? Que voulez-vous donc dire avec vos individus ? Il n’y en a point, non, il n’y en a point… Il n’y a qu’un seul grand individu, c’est le tout. Dans ce tout, comme dans une machine, dans un animal quelconque, il y a une partie que vous appellerez telle ou telle ; mais quand vous donnerez le nom d’individu à cette partie du tout, c’est par un concept aussi faux que si, dans un oiseau, vous donniez le nom d’individu à l’aile, à une plume de l’aile… Et vous parlez d’essences, pauvres philosophes ! laissez là vos essences. Voyez la masse générale, ou si, pour l’embrasser, vous avec l’imagination trop étroite, voyez votre première origine et votre fin dernière… Qu’est-ce qu’un être ?… La somme d’un certain nombre de tendances… Est-ce que je puis être autre chose qu’une tendance ?… non, je vais à un terme… Et les espèces ? Les espèces ne sont que des tendances à un terme commun qui leur est propre… Et la vie ? La vie une suite d’actions et de réactions… Vivant, j’agis et je réagis en masse… mort, j’agis et je réagis en molécules… Je ne meurs donc point ? Non, sans doute, je ne meurs donc point en ce sens, ni moi, ni quoi que ce soit… Naître, vivre et passer, c’est changer de formes…
Note 1 : Le père Castel était un jésuite qui avait inventé pour les sourds un clavecin oculaire où les notes correspondaient aux sept couleurs primitives. Cette machine est utilisée afin de montrer que deux réalités, les couleurs et les sons, se substituent l'une à l'autre, tout en conservant la même fonction, ce qui montre que chacune n'a rien de spécifique (voir le site http://www.revue-texto.net/Reperes/Cours/Mezaille/alembert.html).
Sur le ruban du père Castel, voir également le site http://synestheorie.fr/synesthesie/art-et-synesthesie/#.UEz83qDDXgJ
Extrait tiré du livre Le Cosmos et le Lotus de TRINH XUAN THUAN, éditions Albin Michel, Paris, 2011.
L’interdépendance des phénomènes
[…]
p. 206
Pour le bouddhisme, le monde est comme un vaste flux d’événements reliés les autres aux autres et participant tous les uns des autres. La façon dont nous percevons ce flux en cristallise certains aspects de manière purement illusoire et nous fait croire qu'il s'agit d'entités autonomes dont nous sommes entièrement séparés. Le bouddhisme ne nie pas la vérité conventionnelle, celle que l'homme ordinaire voit ou que le savant détecte. Il ne conteste pas les lois de cause à effet, ou les lois physiques et mathématiques. Il affirme simplement que, fondamentalement, il y a une différence entre la façon dont le monde nous apparaît et sa nature ultime. Ainsi, lorsque nous regardons une pomme, nous remarquons sa localisation, sa forme, sa taille ou la couleur de sa peau. L'ensemble de ces propriétés constitue la désignation « pomme ». Cette désignation est une construction mentale qui attribue une réalité en soi à la pomme. Mais lorsque nous analysons la pomme, issue de causes et de conditions multiples – le pommier qui l’a produite, la lumière du soleil et la pluie qui ont nourri ce dernier, la terre du verger où sont plantées ses racines, etc.-, nous sommes incapables d'isoler une identité autonome de la pomme. Ce qui ne veut pas dire que le bouddhisme prétende que la pomme n’existe pas, puisque nous en faisons l’expérience avec nos sens. Il ne prône pas une position nihiliste qui lui est souvent attribuée à tort. Il affirme que cette existence n’est pas autonome mais purement interdépendante, évitant ainsi la position réaliste matérialiste. Il adopte la Voie médiane ou « Voie du milieu », selon laquelle un phénomène ne possède pas d’existence autonome sans être pour autant inexistant, et peut interagir et fonctionner selon les lois de la causalité.
Selon le bouddhisme, donc, tout est interconnecté. […]
p.214
Fils des étoiles, frères des dauphins
La physique moderne a non seulement démontré l’interdépendance du monde des particules et de l’univers, mais elle a aussi mis en évidence l’intime connexion de l’homme avec le cosmos. Nous savons aujourd’hui que nous sommes tous faits d’atomes fabriqués lors de l’explosion primordiale d’abord, et lors de l’alchimie nucléaire des étoiles ensuite. Les atomes d’hydrogène et d’hélium qui constituent 98 % de la masse totale de la matière ordinaire dans l’univers ont été générés pendant les trois premières minutes de son existence. Les atomes d’hydrogène dans l’eau des océans ou dans notre corps proviennent tous de cette soupe primordiale. Nous partageons tous une même généalogie cosmique qui remonte à 13;7 milliards d’années, l’âge de l’univers. Quant aux éléments lourds essentiels à la complexité et à l’émergence de la vie et de la conscience, et qui constituent les 2 % restants, ils ont été fabriqués dans les creusets stellaires et les supernovae, morts explosives d’étoiles massives.
Nous sommes tous faits de poussières d’étoiles. Frères des bêtes sauvages et cousins des fleurs des champs, nous portons tous en nous l’histoire cosmique. Le simple fait de respirer nous relie à tous les êtres qui ont vécu sur le globe. Par exemple, nous inhalons encore aujourd’hui des millions de noyaux d’atomes partis en fumée lors du supplice de Jeanne d’Arc en 1431, et quelques molécules provenant du dernier souffle de Jules César. Les milliards de molécules d’oxygène que nous inhalons avec chaque bouffée d’air ont été un jour ou l’autre dans les poumons de chacun des cinquante milliards d’individus ayant vécu sur Terre. Quand un organisme vivant meurt et se décompose, ses atomes sont libérés dans l'environnement puis intégrés dans d'autres organismes. Nos corps contiennent ainsi environ un milliard d'atomes qui ont appartenu à l’arbre sous lequel le Bouddha a atteint l’Éveil…il y a quelque deux mille cinq cents ans.


CRAPAUDIN SAUVE TÔKYÔ de Haruki MURAKAMI






QUELQUES REMARQUES D’INTRODUCTION À MURAKAMI

Pour cette première rencontre, nous avons choisi de nous intéresser à une nouvelle de MURAKAMI intitulé Crapaudin sauve Tokyo (カエル君東京を救う). Ce court récit d'une vingtaine de pages fait partie d’un recueil dénommé Après le tremblement de terre par l'éditeur français. Après le séisme de Kobe, MURAKAMI a mené une enquête auprès des sinistrés dont il a tiré ces nouvelles. Leur principal point commun est chronologique : elles se déroulent bien après le tremblement de terre (d’où la justesse du titre français malgré sa banalité) mais à la grande surprise du lecteur, aucun des personnages décrits n'était présent à Kobe le 17 janvier 1995. Tous ont été pourtant profondément marqués par le tremblement de terre qui a provoqué en eux une sorte de séisme psychologique dont les conséquences seront peut-être heureuses comme dans la nouvelle Thaïlande.
Il serait curieux d’introduire une œuvre sans présenter son auteur mais en même temps, il est difficile de parler d’un auteur aussi riche de MURAKAMI en quelques phrases. On risque alors de s’en tenir à quelques généralités abstraites qui n’incitent guère à la lecture.
Je partirai plutôt de son aspect physique. On ne peut certes pas réduire une œuvre à la vie de son auteur et encore moins à son apparence, encore que certains écrivains, comme Joseph Kessel à la fin de sa vie, avait le visage d’un de ses personnages d’aventurier, mais revenons à notre sujet : MURAKAMI, né en 1949, surprend par son allure juvénile qui doit sans doute beaucoup à sa pratique intensive de la course à pied. Cette façon d’échapper au temps, on la retrouve également dans son tempérament. Il dresse ainsi son autoportrait : « Les trois choses que j'aime n'ont pas changé depuis mon enfance, j'aime lire, j'aime écouter de la musique et j'aime les chats ». Il raconte également qu’un peu avant d’avoir 30 ans, il a brusquement décidé de devenir écrivain en regardant un match de baseball.
Or ce trait de caractère pourrait faire de MURAKAMI un personnage de ses propres romans. Ceux-ci prennent en effet souvent des décisions personnelles importantes pour des raisons impérieuses qui leur échappent. Tel est le cas de cette femme de la nouvelle Un OVNI a atterri à Kushiro qui, après avoir passé cinq journées entières devant le poste de télévision à regarder les images du séisme de Kobé, décide de quitter son mari. Les personnages de MURAKAMI sont des énigmes pour eux-mêmes. Ils se cherchent et trouvent parfois une forme d'équilibre étrange, tel le peintre de la nouvelle Paysage avec fer dont la vie est entièrement gouvernée par sa passion pour les feux de camps qu’il allume sur la plage. MURAKAMI nous restitue la perplexité de ses personnages sans vraiment l’éclaircir, il la renforce même en mêlant le fantastique à de longs romans, comme Kafka sur le rivage, ou à des courts récits comme Crapaudin sauve Tokyo.
Cette nouvelle occupe une place à part dans le recueil Après le tremblement de terre. Alors que les autres nouvelles sont de facture classique, celle-ci surprend, dérange même par son recours constant au fantastique, qui fait penser à la Métamorphose de Kafka.
On ne sait pas trop comment aborder ce récit. Il s’agit au premier abord d’une facétie, d'une sorte d'intermède comique mais à la relecture, on peut y trouver matière à réflexion et même à discussion… comme nous le constaterons sans doute le vendredi 8 juin lors de notre première rencontre.
Il est recommandé bien sûr de lire la nouvelle. Il est également conseillé de noter telle ou telle phrase ou expression, qui surprend, suscite le désaccord ou l’approbation, fait penser à un événement particulier et débouche ainsi sur un échange...

COMPTE RENDU DU CERCLE
La première séance du cercle de lecture portait sur la nouvelle de MURAKAMI Haruki intitulée Crapaudin sauve Tokyo (カエル君東京を救う) qui est tirée du recueil Après le tremblement de terre, paru dans la collection 10/18 en 2002.
Cette nouvelle a donné lieu à des échanges animés en raison de son ambiguïté. Plusieurs lectrices ont en effet souligné à quel point ce récit était difficile à saisir. Fallait-il y voir un récit « surréaliste », fruit de l’imagination d’un employé surmené, d’un malade mental ou bien encore d’un homme en proie à des « illuminations chamaniques » ?
Mais on pouvait également voir dans ce récit qui fait la part belle au fantastique une façon de parler avec légèreté d’un hypothétique tremblement de terre à Tokyo, sujet extrêmement angoissant, qui, s'il était traité « pour de vrai » ne pourrait susciter que des réactions d’horreur et de désolation. Une façon de dire l’indicible, en quelque sorte.
La question reste ouverte. Toujours est-il que plusieurs participantes ont exprimé des réticences à l’égard de cette nouvelle dont elles ont noté le côté artificiel, voire « fabriqué ».
Il n’en reste pas moins vrai que le thème de la nouvelle écrite, rappelons-le, en 1995, a immédiatement ranimé dans l'esprit du lecteur, le souvenir du grand séisme de l’Est du Japon de mars 2011.
Il s’en est suivi une discussion sur l’éventuelle responsabilité de l’homme dans cette affaire. Si ce terme est déplacé dans la mesure où les tremblements de terre sont des phénomènes naturels dont les hommes sont les victimes, il est clair que « l’état concentrationnaire des grandes villes », selon l’expression de MURAKAMI, aggrave les destructions dues au séisme. L’auteur serait-il le chantre discret d’un développement équilibré de la planète mais en même temps, ne peut-on expliquer la concentration des mégapoles japonaises par la forte densité de sa population, corrélat incontournable d’une situation géographique particulière ?
Notons également que la catastrophe du 11 mars 2011 a changé la donne comme le remarquait MURAKAMI lors de la remise du Prix international de Catalogne en juin 2011 : « Le mythe de la puissance technologique sur lequel s’est appuyé le Japon pendant des années s’est effondré […]. Nous sommes à la fois auteurs et victimes de cette catastrophe [de Fukushima Dai-ichi] ».
Un rapprochement a également été établi avec le tremblement de terre qui a frappé Tokyo le 1er septembre 1923. Or il se trouve que l'écrivain Paul Claudel était alors ambassadeur de France à Tokyo. Sorti indemne de la catastrophe, il livra ses impressions dans un recueil poétique L'Oiseau noir dans le Soleil levant dont vous pourrez lire un extrait ci-dessous.
Claudel fut particulièrement frappé par l’absence de plaintes des rescapés et par le sentiment de précarité, constamment présent à l'esprit des Japonais. Or ces deux points ont été également remarqués par l’auteur d’un article paru dans le Monde du 17 avril 2011(voir égalment le document ci-dessous). François Lachaud, universitaire français spécialiste du Japon, a souligné le calme des victimes et l’attachement des Japonais à la notion d’évanescence et de fragilité de la condition humaine qui s’exprime dans le terme de hakanai.
Cette notion est-elle véritablement constitutive de la nature japonaise ou tend-elle à s’estomper parmi les jeunes qui n’ont pas été soumis aux mêmes épreuves que leurs aînés ?
Vaste débat qui, bien sûr, n’a pas pu être tranché.
Nous avons également été sensibles au portrait que MURAKAMI fait du principal protagoniste de la nouvelle, Kaoru. D’autres écrivains ont certes donné vie à des animaux mais comment ne pas être surpris et amusé par le personnage de Crapaudin, crapaud, ou plutôt grenouille, de 2 m de haut ? Dressé sur ses pattes arrière, celui-ci fait preuve d’un grand bon sens, quand il s’adresse à Katagari, modeste employé d’une société de recouvrement de dettes. Cet anti-héros ne paye certes pas de mine, mais par son courage et sa détermination, il contribue à sauver Tokyo.
Peut-être faut-il voir dans ce souci du bien commun un écho à la common decency de G. ORWELL, auteur cher à MURAKAMI, qui émaille son récit de références à des auteurs occidentaux comme CONRAD, NIETZSCHE et DOSTOÏEVSKI.
D’autres thèmes ont été abordés, au fil des discussions, qu’il est difficile de résumer en quelques mots.
Saluons enfin la qualité de la traduction, due à Corinne ATLAN qui a su donner au récit toute la légèreté requise en s'éloignant parfois de la littéralité du texte.
Ainsi le saumon, acheté par Katagiri au supermarché du coin devient une banale boîte de sardines sous la plume de la traductrice : le saumon est effet un aliment de consommation courante au Japon.
Pour la prochaine séance qui aura lieu en septembre, nous avons décidé de lire une nouvelle d’OGAWA Yoko qui est tirée du recueil Manuscrit zéro publié chez Actes Sud. Cette nouvelle, qui pourrait s’intituler Mousses, occupe les pages 7 à 23.

Didier DON

Ces Japonais à l'héroïsme poignant

Article de François Lachaud, directeur d'études à l'Ecole française d'Extrême-Orient, spécialiste d'études japonaises, tiré de LEMONDE.FR du 17/03/2011

La voix de Masumi, qui vit à Ogawa-machi (dans le département japonais de Saitama), soit à moins de 300 kilomètres de la région ou le tsunami et le tremblement de terre se sont produits, donne l'impression d'être entièrement maître d'elle-même ; elle s'inquièterait plus tôt de mon sort ici en France, de celui de mes parents ou d'autres amis. Le 15 mars, elle a même pensé à souhaiter l'anniversaire à un membre de ma famille avant toute chose. Cette délicatesse, cette grandeur d'âme, exprimées à la perfection dans les plus menus détails et en pareille situation me semblent les traits les plus "japonais" dans les cauchemars du quotidien. C'est une attitude identique que l'on retrouvait dans les ruines de Kobe après le grand séisme du 17 janvier 1995. Je m'étais porté volontaire sans trop savoir pourquoi, ni quel secours je pourrais apporter. Peut-être une idée vague que je pouvais être utile. Parmi les débris matériels et les restes déjà mis de côté, j'avais fait l'expérience d'une inoubliable détresse, au-delà des mots, d'une "histoire naturelle de la destruction" qui dépassait, de bien loin, mon entendement.
Cependant, chez les survivants les plus éprouvés, loin des demandes pourtant les plus urgentes, j'avais trouvé partout une attention tournée vers l'autre, un "calme" qui n'empêchait pas les émotions les plus fortes en leur donnant, au contraire, une densité supplémentaire ; l'absence de surenchère verbale ajoutait une poignante force à chaque mot, à chaque geste, y compris ceux qui sourdaient du désespoir le plus profond. Déjà la rapidité des secours et la "communication" du gouvernement japonais avaient été jugés défaillantes.
La manière dont les médias japonais traitent la catastrophe qui vient de survenir dans le nord-est du Japon, avec toutes les hésitations que la situation impose, avec les non-dits que l'on pressent, les incertitudes qui planent paraissent aux antipodes des regard cliniques, des paroles des experts, des évaluateurs, des porte-parole de la "politique des choses" ; attitude qui amenait voici trois jours l'un de nos "spécialistes" ne laisser que quelques secondes à l'ambassadeur du Japon en France pour qu'il s'exprime. Masumi écrivait voici deux jours : "C'est comme si je voyais les peintures des enfers (bouddhiques) à la télévision sans arrêt : je n'ose plus lever les yeux vers l'écran." Elle espère simplement, comme ça, entre deux phrases, que le Japon ne va pas disparaître. Cela ressemblerait à de la sainteté si l'on y croyait encore. Lorsque l'on a vécu une partie importante de sa vie au Japon, ce rapport aux êtres chers et à l'univers naturel fondé sur une conscience aigüe de la précarité, des joies et des peines qu'elle procure, change de manière irrémédiable le regard que l'on porte sur le monde qui nous entoure.
Le japonais à pour le dire de nombreux mots, dont l'un est hakanai, "ce qui est fragile, évanescent, transitoire", "entre le rêve et la réalité", et qui définit, comme le nom mujô, ce qui est impermanent et ne dure pas. Ces deux mots, très anciens, sont presque toujours associés à la condition humaine. Le premier s'écrit en associant deux éléments celui qui désigne l'homme et celui qui désigne le songe ; la matière insaisissable dont sont faites les entreprises humaines et celles de la nature.
Bien sûr, les actualités diffusées en permanence sous des angles assez différents selon qu'elles sont japonaises, américaines françaises ou chinoises dessinent une manière de réagir au réel tragique conforme aux idées que ces diverses sociétés se font du lien social. Mais quel pays a fait jusqu'ici l'épreuve des dangers et des horreurs de l'atome plus que le Japon ? Ici l'on se rassurera sur la sureté des installations domestiques, ou bien l'on se servira du Japon pour montrer l'inanité d'une politique dite du tout-nucléaire. L'attention aux victimes n'est pas la même. Elle avait été déjà bien faible, y compris chez les instances dirigeantes du rugby, lors du tremblement de terre de Christchurch en Nouvelle-Zélande voici plus d'un mois. Déjà la sécurité des stades semblait l'emporter chez certains commentateurs sur la survie des gens. Si les principaux réseaux d'information au Japon cultivent une certaine proximité, assortie d'une pudeur quant aux chiffres, l'obsession des statistiques (reprises d'ailleurs des communiqués japonais) règne, notamment en France. On reproche à Naoko Kan (le premier ministre japonais) de ne pas avoir communiqué avec assez de rapidité. Ces reproches sont émis par l'opinion japonaise elle-même. Aurions-nous mieux fait en France ? Les autorités n'ont-elles pas, ici aussi, minimisé bien des situations, occulté de tragiques réalités que le passage du temps a dévoilé dans toute leur lumière.
Les grands réseaux de média japonais essaient de traiter en continu et en même temps ce qui va au-delà des mots. L'armée américaine est appelée à l'aide. Ses hélicoptères déversent de l'eau sur les centrales en flammes. Les networks alternent des images de retour au calme, de gens retournant au travail, d'autres espérant des secours, la lumière soudaine apportée par le sauvetage d'un rescapé mais, évidemment, ne peuvent taire la terreur engendrée par l'inconnu de la centrale de Fukushima. Si la fragilité, l'impermanence, l'évanescence sont des attributs de la manière japonaise d'apprécier la beauté et de faire l'expérience de l'existence, il me semble, au contraire, que le catastrophisme, la panique, le sentiment trouble que l'on attend presque un désastre plus grand encore habite certains discours occidentaux. Au-delà de la sérénité affichée de nos "pouvoirs en place", inébranlables si l'on ose dire en ces temps de tremblements et de stupeurs, le malaise né à la lecture de certains articles, de réactions de lecteurs ou à la vue de certaines émissions ne se dissipe qu'avec peine. Deux autres collègues français dans la région de Tokyo me décrivent une panique d'un autre genre… Essentiellement, celle d'expatriés soucieux de fuir en toute hâte un pays que plusieurs avaient pourtant entrevu comme un Eldorado. Les voici brusques, presque rudes avec leurs valises, bousculant les habitants dans leur course folle vers un avion qui devrait les conduire vers la sécurité.
En 1212, l'un des grands lettrés japonais de l'époque classique, Kamo no Chômei évoquait déjà un âge de désastres, de famines et, surtout, les terribles séismes dans un essai célèbre appelé Notes de mon ermitage. Il s'accusait tout juste, à la fin de son texte, d'avoir peut-être conçu un trop grand attachement pour sa cabane, pour son refuge, et d'avoir pensé qu'un "séjour provisoire" pouvait durer à l'inverse de ce que le bouddhisme, et la nature avant lui, lui enseignaient. L'image du flot du temps, de se tenir "sur les rivières qui vont" n'a jamais vraiment quitté le cœur des hommes vivant sur la terre japonaise. Devant les scènes du tsunami découvertes au réveil, "en direct", penché sur un écran d'ordinateur, je croyais assister (le malaise du spectateur) à des scènes de fin de monde, à l'un de ces terribles "caprices" de la nature – et surtout de l'homme (les centrales nucléaires) – pareils à ceux qu'évoque, avec un don de prophétie dont on mesurera mieux encore aujourd'hui la portée Cormac McCarthy dans son roman La Route de 2006. L'histoire encore – et les Japonais l'ignorent bien moins qu'en Occident – rappelle que, déjà, le 15 juin 1896, un énorme tsunami avait dévasté la région de Sanriku ; certaines vagues, alors que le séisme était lui-même faible, avaient atteint une hauteur de plus de "trente mètres", faisant, déjà, plus de 20 000 morts.
La même région devait, avant le désastre d'aujourd'hui, souffrir d'une autre vague énorme et d'un "mur de mer" le 3 mars 1933, faisant encore plus de 3 000 victimes. Faut-il voir dans la réaction des Japonais ce que certains qualifient encore en toute ignorance de "fatalisme", d'absence d'individualité ou encore d'un "holisme" ; un esprit de groupe qui expliquerait leur manque de panique ? Je n'en ai jamais eu l'impression. Au contraire, l'épicurisme, la douceur de vivre, la politesse côtoient, dans les plus menus détails du vécu quotidien, la conscience tragique de vivre dans un monde fragile, perpétuellement menacé de disparaître. La proximité du désastre et de l'affirmation résolue de la vie attestent chaque jour de cette force qui anime les habitants de l'archipel. Les mots de solidarité, d'entraide, de délicatesse et d'éducation ne m'ont jamais semblé avoir plus de sens qu'en ce pays qui oscillerait au bord d'un gouffre inconnu à en croire certains "experts". Voici peu de temps, je lisais un document de travail pour justifier certains regroupements dans la recherche française ; texte dont la première phrase était : "Que pense l'Asie ?". Cette vaste question avait besoin de l'éclairage scientifique le plus large, à commencer par celui des spécialistes qui sont présents sur le terrain. Sans doute.
Au-delà de cette phrase inaugurale et de ce qu'elle impliquait à son insu (Pourrait-on dire la même chose de l'Europe ? D'autres continents ?), il me semble aujourd'hui, quand je lis les messages quotidiens de Masumi, que sa manière modeste de s'exprimer, de réagir, de continuer encore, toujours, à ne pas se laisser aller à la facilité des lendemains qui chantent ou aux apocalypses annoncées forme une manière de répondre à une partie de cette grande interrogation. Toutes celles et ceux qui ont vécu au Japon, qui y sont demeurés même le temps d'un bref séjour, et qui aiment ce pays savent que c'est dans cette mesure qu'il faut peut-être essayer de trouver la clé d'une attitude devant le réel que nous ne savons pas formuler. A la série des hypothèses émises par les scientifiques les plus éminents, ce regard à niveau humain ne peut que nous bouleverser car il nous parle, sans l'avouer, d'un des mots que tout le monde a envie de prononcer à propos du Japon de demain, d'après-demain, dans les épreuves et dans la reconstruction : "espoir".

Quand Paul Claudel décrivait le tremblement de terre de Tokyo, en 1923

Le 1er septembre 1923, un tremblement de terre suivi d'un raz-de-marée et d'un incendie détruisit presque totalement l'agglomération de Tokyo-Yokohama. L'écrivain Paul Claudel était alors ambassadeur de France au Japon. Pendant deux jours, il va venir au secours de ses compatriotes et sillonner les routes à la recherche de sa fille, portée disparue. Il finira par la retrouver, mais perdra dans la catastrophe une partie du manuscrit de sa nouvelle pièce, Le Soulier de satin, qu'il devra recomposer. Il publiera en 1927 le récit de ces heures terribles : A travers les villes en flammes fait partie du recueil poétique L'Oiseau noir dans le Soleil levant (Poésie/Gallimard).
Extraits :
« Le Japon est, plus qu'aucune autre partie de la planète, un pays de danger et d'alerte continuelle, toujours exposé à quelque catastrophe : raz-de-marée, cyclone, éruption, tremblement de terre, incendie, inondation. Son sol n'a aucune solidité. Il est fait de molles alluvions le long d'un empilement précaire de matériaux disjoints, pierres et sable, lave et cendres, que maintiennent les racines tenaces d'une végétation semi-tropicale. Une légende japonaise prétend que la grande île repose sur un poisson qui se débat de temps en temps. Une autre dit qu'il n'y a qu'un point dans tout le Japon qui ne bouge jamais. On l'appelle le manche de l'éventail, qui reste seul immobile tandis que tout le reste s'agite.
Dès notre arrivée à Tôkyô, accueillis par ces frissons de la terre, ces grondements sous nos pieds, ces conflagrations incessantes, nous avions compris de quel Cyclope à demi endormi sous les feuillages et les fleurs nous étions les hôtes. Le Japonais, lui, ne perd jamais le sentiment du dangereux mystère qui l'entoure. Son pays lui inspire un ardent amour, mais non pas de la confiance. Il faut faire toujours attention. L'homme d'ici est comme le fils d'une mère très respectée, mais malheureusement épileptique. Il n'a trouvé qu'un moyen de sécurité sur son sol mouvant : c'est de se faire aussi petit et aussi léger que possible, mince, sans poids, presque sans place, mouche, fourmi. Sa maison est une caisse aux parois de papier. Ses trésors, il peut les tenir dans sa main. (...) Et comme le Japonais a accommodé aux circonstances sa maison et son mobilier, il y a aussi accommodé son âme. Pendant ma longue marche de nuit où j'ai vécu dans l'immense bivouac des rescapés, je n'ai pas entendu une plainte. Les gens avaient cette résignation attristée des enfants de bonne famille dont les parents devenus fous se livrent dans la pièce à côté à toutes sortes de débordements. (...)
Le 1er septembre à midi (il était impossible d'ignorer l'heure, car à la seconde exacte le préposé au coup de canon méridien sur le bastion du Château impérial qui domine l'Ambassade, sans plus se laisser troubler par le désordre des éléments qu'il ne l'aurait fait par la trompette du Jugement dernier, y ajouta sa détonation officielle), la terre se mit en mouvement sous nos pieds. Le danger des jishin [tremblement de terre], c'est que les grands ne commencent pas autrement que les petits et que les habitués hésitent à se déranger, incapables de distinguer dès la première seconde la catastrophe du chatouillement. Mais le choc prit très vite une violence épouvantable et, par la porte vitrée, je me précipitai au dehors. Tout bougeait. C'est une chose d'une horreur sans nom que de voir autour de soi la grande terre bouger comme emplie tout à coup d'une vie monstrueuse et autonome. Je l'ai dit déjà, c'est comme si l'on voyait une personne sûre et sur qui l'on a toujours absolument compté qui, tout à coup, travaille pour son propre compte et s'abandonne sans égard pour nous aux convulsions du délire et de l'agonie. Ma vieille Ambassade se débattait au milieu de ses étais comme un bateau amarré ; les tuiles, les plaques de plâtre et de briques lui tombaient de tous côtés, mais elle tenait bon et je ne pouvais m'empêcher d'être fier de sa résistance. Sous nos pieds, un grondement souterrain que je ne puis mieux comparer qu'au fracas de cailloux qu'on secouerait dans une caisse de bois. Un choc, encore un autre choc, terrible, puis l'immobilité revient peu à peu, mais la terre ne cesse de frémir sourdement, avec de nouvelles crises qui reviennent toutes les heures. »
(tiré du Monde du 19/03/2011)